lundi 15 juillet 2013

« Allô ! Tu es où ? »

 Catégorie : Technologie et media
Mots-clés : Téléphone, portable, comportement, éthique d'utilisation, technophobie


 

On dit souvent que le téléphone portable a beaucoup changé notre vie. Oui, mais qu’a-t-il changé exactement dans notre vie? Notre façon de communiquer ? Pas seulement...


C’était un jour d’hiver froid et grisâtre. Je venais d’arriver à Paris pour la première fois de ma vie pour rendre visite à des amis. J’ai posé ma valise chez eux et on est sorti faire un tour malgré le temps qu’il faisait. Après m’être arrêté devant une boutique quelques minutes, je me suis tourné pour chercher mes amis mais, à ma grande surprise, ils n’étaient plus là! Ils avaient tout simplement disparu ! Ce n’est pas grave, me suis-je dit, il existe une solution qui me permettra de les retrouver : le fameux téléphone portable. Seul hic : mon portable s’était éteint car sa batterie était vide ! Je me suis trouvé seul, sans portable, dans une ville que je ne connaissais pas. Aucun numéro parmi ceux de mes amis n’était noté sur un bout de papier ou dans ma mémoire. J’ai failli passer la nuit dans la rue… 

Le portable affecte notre présence

 
Pourquoi je raconte cette histoire ? Parce qu’après ce qui s’est passé, je me suis posé des questions qui pourraient intéresser tout le monde : si le portable n’avait pas été inventé, mes amis auraient-ils continué leur chemin sans moi ? Et moi, les aurais-je laissés partir dans un moment de distraction ? Je pense que, dans les deux cas, la réponse est non. La vérité est que, quelque part dans notre tête à tous, le fait d’avoir un portable dans la poche nous rassure, nous donne plus de confiance et de tranquillité d’esprit. On se permet donc des marges de manœuvre plus grande… Quand on est en groupe dans la rue, on n’a plus peur de se perdre de vue car il est facile de se retrouver. Mais la frontière est très mince entre « ne pas avoir peur de se perdre de vue » et « être présent en groupe juste pour la forme » et il suffit de passer cette frontière pour que la sortie en groupe perde tout son sens en tant qu’acte social.

Etre présent ici et maintenant, voilà quelque chose que le pouvoir de communiquer à distance a beaucoup affecté. Notre présence est diluée dans l’espace, partagée entre ici et ailleurs. Aujourd’hui, on peut être là avec quelqu’un et parler avec quelqu’un d’autre qui n’est pas là. On peut être là, puis disparaitre suite à un coup de fil urgent. On peut être là sans être vraiment présent et être présent sans vraiment être là. Le portable lui-même est devenu un « là » où on peut être ou ne pas être. On utilise ce « là » comme si c’était un lieu, alors soit on est « là » et on répond, soit on n’est pas « là » pour le moment et on demande de laisser un message… « Tu es où ? », me demande quelqu’un. Une question-type propre à la communication téléphonique à laquelle il conviendrait de répondre par : « je suis partout ! »

Le portable n’affecte pas seulement notre présence mais celle des autres autour de nous. Que nous soyons chez nous ou dehors, seuls ou accompagnés, nous sommes en permanence entourés par des dizaines de personnes que nous ne voyons pas mais qui peuvent nous parler à n’importe quel moment. Ces personnes qui peuvent nous appeler à tout moment ne sont pas tout à fait présentes, mais ne sont pas tout à fait absentes non plus. Elles sont dans un état intermédiaire entre la présence et l’absence. C’est ce qu’on appelle être « joignable ».

La « joignabilité » est une notion qui défie les distances physiques. Non seulement, on peut parler à quelqu’un qui se trouve à des kilomètres de nous, mais on peut le faire indépendamment de la proxémie[1] : les sphères définies par la proxémie disparaissent et une nouvelle « sphère virtuelle » apparait. Quand on se retrouve dans cette sphère, on adopte toute sorte d’attitudes et de gestes bizarres : on s’isole, on gesticule, on parle à haute voix, on fait des allers-retours insignifiants… Souvent, on est mal à l’aise et on met ceux qui nous entourent mal à l’aise aussi. Quand on y pense, on se dit que le portable ne nous rapproche pas des gens. Il nous permet seulement de les rencontrer dans un espace virtuel, froid et inhumain.

 

Le portable affecte notre conscience et notre perception de l’espace-temps 

 

Personne ne peut nier qu’on entend de moins en moins la phrase « On se voit à tel endroit à telle heure » et de plus en plus « Quand tu seras proche de tel endroit, fais-moi signe! ». La facilité de communiquer semble nous rendre moins rigoureux et moins ponctuels. Lorsqu’on utilise l’adjectif « proche » et l’expression « quand tu seras », on passe d’un point précis dans l’espace et dans le temps à une vague approximation mal définie. La seule possession d’un portable rend notre espace et notre temps plus flous. Déjà, sans le portable, on a du mal à être ponctuel car l’indiscipline est en nous. Mais à cause du portable, elle se décuple et se sédimente petit à petit pour faire partie de nos couches cérébrales. L’invention du portable s’est accompagnée d’un changement dans la structure mentale de certains d’entre nous. On ne peut plus planifier quelque chose à l’avance et avec précision. D’ailleurs on ne peut plus planifier tout court sans utiliser un portable. C’est désormais un élément qui fait partie de notre conscience et qui participe à beaucoup de nos actions quotidiennes. Sortir, rester chez soi, manger, boire, se réveiller, dormir, ou cueillir des champignons sont des décisions qu’on prend de plus en plus après avoir passé ou reçu un coup de fil. Quand on se réveille le matin, on n’a plus besoin de faire le programme de la journée, il se fait tout seul au fur et à mesure des appels et des SMS. 

Le portable et les habitudes de comportement


Le cellulaire est un phénomène relativement nouveau. Cela fait seulement quelques années qu’il fait l’objet d’une utilisation massive. Les règles de comportement et les valeurs morales liées à son utilisation dans la société ne sont pas encore bien définies. Pour certains, utiliser le portable pour annuler un rendez-vous à la dernière minute est une atteinte à la valeur de la promesse et un lâche désengagement. Pour d’autres, c’est une souplesse qui simplifie la vie. Pour certains, souhaiter un joyeux anniversaire ou « aidek mabrouk » par SMS est une manière froide qui touche au contact humain direct et chaleureux. Pour d’autres, c’est une manière de dire à certaines connaissances qu’on a pensé à elles. Pour certains, appeler quelqu’un plusieurs fois par jour est un signe d’amour. Pour d’autres, c’est un manque de confiance et une source de suffocation. Bref, on n’a pas encore des « traditions d’utilisation du cellulaire ». Le fameux « Dois-je l’appeler ? » n’est qu’un exemple parmi d’autres… Pour le moment, chacun utilise le téléphone mobile à sa manière en fonction de son âge, de son milieu social et de ses préférences personnelles. L’apparition de ces traditions ne se fera pas du jour au lendemain. Il faut du temps, beaucoup de temps, pour que l’utilisation du téléphone mobile soit canonisée et cesse de provoquer des conflits comme on le voit aujourd’hui.

La plus grande source de conflit est peut-être due à l’ « aspect jeu » du cellulaire. Le portable est « l’appareil avec lequel tu peux joindre tout le monde quand tu veux si tu as envie… ». C’est magique, c’est amusant et ça réveille l’enfant qui est en nous. Cet aspect jeu permet de minimiser la gravité de certaines pratiques comme le fait de cacher son identité, se faire passer pour quelqu’un d’autre, mentir sur l’endroit où on se trouve ou recevoir un coup de fil à l’intérieur d’une salle de classe ou de cinéma. C’est vrai que c’est amusant, mais quand on le fait, on oublie qu’autour de nous il y a des personnes qui ne font pas partie du jeu, des personnes qui prennent la chose plus au sérieux, d’où le conflit.

Voilà comment un objet qui nous est extérieur, à force d’être utilisés, a fini par faire partie de notre vie. Cette invention a dépassé sa fonction d’outil et remplit désormais d’autres fonctions : elle influence nos décisions, prend la place de certaines de nos fonctions naturelles et surtout, elle modifie nos habitudes et perturbe notre perception de nous-mêmes et du monde. Alors que faire ? 

Que faire ?


Faut-il jeter son portable à la poubelle ? Non, car ce serait un geste technophobe qui dénote d’une incapacité à surmonter ses pulsions. Ce qui serait plus judicieux, c’est de profiter de ses avantages en gardant en tête certaines choses élémentaires :
  • Le cellulaire est outil comme un autre. Qu’il nous rende la vie plus facile ou plus difficile dépend de l’usage qu’on en fait ;
  • Une personne présente ici et maintenant mérite plus d’attention qu’une personne qui n’est que joignable ;
  • Le cellulaire ne peut pas être la source d’un conflit, il ne fait qu’arroser la graine ;
  • Une mauvaise utilisation du cellulaire peut gâcher notre capacité à vivre le moment présent et notre capacité à vivre ensemble ;
  • Avoir les numéros de téléphone de ses amis n’empêche pas de les égarer dans la rue. 



[1] La proxémie est la distance physique qui s'établit entre des personnes prises dans une interaction. Quelques exemples de proxémies :

  • la sphère intime (de 15 cm à 45 cm : pour embrasser, chuchoter)
  • la sphère personnelle (de 45 cm à 1,2 m : pour les amis)
  • la sphère sociale (de 1,2 m à 3,6 m : pour les connaissances)
  • la sphère publique (plus de 3,6 m).

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